CHAPITRE PREMIER

 

 

 

L’empereur Charliss, assis sur le Trône de Fer, n’était en rien accablé par le poids visible des ans ou celui – invisible – de son pouvoir. Il ne portait pas la pesante Couronne du Loup et l’encombrant manteau d’Etat. Les deux reposaient sur un banc en marbre, à côté de lui. Le manteau en satin de soie écarlate couvrait la pierre et cascadait tout autour. Il était si lourd qu’il fallait deux jeunes hommes vigoureux pour le soulever et le mettre sur les épaules de l’empereur. La Couronne du Loup, posée dessus, l’empêchait de glisser.

Que les simples rois se contentent de leur couronne en or ! L’empereur, lui, arborait un diadème en électrum serti de treize diamants jaunes. Il fallait avancer – assez pour voir ses yeux – avant de découvrir que ce qui semblait être un motif abstrait, ou floral, représentait douze loups dont des diamants scintillants figuraient les yeux. Onze étaient de profil, cinq regardant vers la gauche et six vers la droite. Le douzième, le chef de meute, était de face. Et il rivait son regard jaune – qui ne cillait jamais – sur la personne que dévisageait l’empereur.

Que les petits rois s’enorgueillissent de leurs trônes d’or ou de marbre ! L’empereur réunissait sa cour autour de son Trône de Fer, composé des armes de tous les monarques que ses prédécesseurs avaient vaincus, et qu’on avait vitrifiées contre la rouille. Le siège faisait six pieds de haut et quatre de large. Un vrai monolithe. Il n’avait pas été déplacé d’un pouce depuis des siècles. Tous ceux qui le regardaient étaient frappés par sa… masse – et devaient se demander combien d’épées, de haches et de lances étaient entrées dans sa fabrication…

Evidemment, rien de tout cela n’était dû au hasard. Tout ce qui entourait l’empereur, de son trône au Château A-Pic, en passant par sa salle d’audience, était calculé pour inspirer à ses visiteurs un respect mêlé de crainte. Ils devaient sentir le pouvoir qu’il détenait et comprendre que le convoiter était de la folie. Les empereurs n’avaient aucun intérêt à inspirer une peur abjecte à leurs sujets, car cela pouvait les inciter à en éliminer la cause. Ils ne devaient pas davantage les inciter à devenir trop ambitieux. Si ce trait de caractère pouvait être cultivé chez un vassal, sous étroite surveillance, il ne fallait pas qu’il puisse se débarrasser de sa longe.

Derrière tout ce que faisait l’empereur se cachait une longue réflexion et un savant calcul. Il n’avait pas succédé à Lioth à l’âge de trente ans sans apprendre que ces deux éléments étaient indispensables. Et il n’avait pas passé les cent cinquante années suivantes sans les appliquer.

Charliss était le dix-neuvième empereur à monter sur le Trône de Fer. Tous ses prédécesseurs, très brillants, avaient régné au moins un demi-siècle. Aucun n’avait été assassiné, et un seul n’avait pas su choisir son successeur.

Certains appelaient Charliss 1’« Immortel ». Une ineptie ! Il savait qu’il ne lui restait plus beaucoup d’années. Bien entendu, il était un mage puissant, mais la sorcellerie ne pouvait pas prolonger la vie éternellement. Le corps devenait simplement trop las pour continuer à l’abriter. Même un feu laissé à couver finissait par n’être plus que cendres. La rumeur sur son immortalité était un des mythes très utiles qu’il avait lui-même propagés.

Le trône gris terne reposait sur du marbre blanc veiné de noir – le même que celui des murs et de la voûte de l’alcôve. Les robes de l’empereur, couleur de sang, et les gemmes de sa couronne constituaient les seules taches de couleur. Cela avait pour effet de concentrer l’attention sur l’unique occupant de l’estrade. Les bannières de guerre, les magnifiques tapisseries, les riches tentures… tout cela était derrière et sur les côtés de l’homme qui attendait à ses pieds.

Charliss portait des robes courtes, des hauts-de-chausses et des bottes de cour gris ardoise. Dès sa jeunesse, l’utilisation de la magie l’avait blanchi, délavant son regard sombre, désormais de la couleur d’une aube nuageuse.

L’homme agenouillé devant lui savait qu’il ne restait plus que quelques années à vivre à l’empereur. Mais il n’en avait jamais soufflé mot – une sage attitude. Le grand duc Tremane avait à peu près le même âge que Charliss quand Lioth lui avait transmis son pouvoir et ses responsabilités, avant de s’acharner trois années durant à repousser la Mort avec le même entêtement qu’il avait mis à s’accrocher au pouvoir.

Leur seul point commun… Charliss était un des nombreux fils que Lioth avait eus de ses épouses d’Etat, Tremane étant seulement son cousin éloigné. Charliss avait déjà le rang d’Adepte en montant sur le trône. Tremane ne serait jamais plus qu’un Maître et ne commanderait en aucun cas un tel pouvoir.

Si la magie et les liens du sang étaient les seules caractéristiques requises pour occuper le Trône, Charliss aurait dû classer une centaine d’autres candidats devant Tremane. L’intelligence et la ruse ne suffisaient pas en elles-mêmes. Dans un pays fondé par des mercenaires, ces qualités étaient aussi communes que des flocons de neige en hiver. Personne ne survivait longtemps à la cour de Charliss sans les posséder. Avec la volonté de les employer quelles que soient les circonstances.

Tremane avait de la chance. C’était déjà important. Mais surtout, il savait la reconnaître et modifier ses plans pour en profiter au maximum. Quand il n’avait pas de chance – une occurrence rare – il avait également le courage de revoir sa stratégie et parvenait souvent à arracher la victoire alors qu’il avait déjà un pied dans le précipice.

Tremane n’était pas l’unique candidat qui eût cette qualité, mais il avait la faveur de l’empereur. Il n’était pas foncièrement impitoyable, contrairement aux autres. Etre sans pitié était un avantage, mais l’être entièrement devenait dangereux. Ceux que rien n’arrêtait se faisaient généralement des ennemis qui n’avaient rien à perdre. Or, mettre un adversaire dans cette position était une erreur. Par définition, un homme qui n’a rien à perdre est prêt à tout risquer pour obtenir ce qu’il désire.

Tremane inspirait une loyauté indéfectible à ses subordonnés. Charliss avait eu beaucoup de mal à infiltrer un espion dans sa maisonnée. La loyauté était un gros atout pour un chef. En bénéficiant aussi, Charliss savait préférable d’avoir des sujets prêts à se jeter sur la lame d’un assassin plutôt que de devoir croiser le fer avec lui.

A part ça, il avait peu de chose en commun avec le successeur qu’il s’était choisi. Dans sa jeunesse, Charliss avait été très beau. Aujourd’hui encore, les femmes le dévoraient des yeux – pas seulement parce que être une maîtresse impériale avait des avantages. Tremane, pour être franc, était plutôt laid. Seuls son pouvoir, son rang et son prestige personnel devaient attirer les femmes dans son lit. Ses cheveux étaient beaucoup trop courts et cette calvitie naissante lui donnait un air un peu hagard. Ses petits yeux étaient, trop écartés, sa barbe clairsemée ne dissimulant pas ses joues ridiculement creuses. Enfin, son corps mince et sec ne trahissait pas ses aptitudes de guerrier. Charliss pensait souvent que le tailleur de Tremane méritait d’être pendu. Il l’habillait de couleurs – le marron et le noir – qui ne mettaient pas son teint en valeur et choisissait des coupes qui lui donnaient l’air d’un épouvantail.

Tremane n’était qu’un des nombreux candidats au Trône et il le savait. L’air inoffensif, il semblait d’une intelligence moyenne. Mais cela pouvait faire partie d’un plan. Si c’était le cas, les espions de Charliss lui avaient confirmé que cela marchait, au moins parmi ses rivaux. De tous, il avait le moins d’ennemis.

Les héritiers présomptifs étaient autant occupés à s’entre-tuer qu’à améliorer leur position et à prouver leur valeur à l’empereur. Lui était libre de se concentrer sur ses compétences. Une position enviable…

Etait-il plus intelligent que Charliss ne le croyait ? Bien… Il aurait besoin de toute l’intelligence dont il disposait pour mener à bien la tâche que son maître allait lui confier.

L’empereur n’avait pas revêtu ses emblèmes impériaux pour cette entrevue privée. Il n’y avait que Tremane et lui – plus les incontournables gardes du corps –, et les fastes n’impressionnaient pas le grand duc. Le vrai pouvoir, en revanche, lui en imposait, et Charliss en avait en abondance. Il était le pouvoir ! Pour ceux qui savaient le voir, il n’avait nul besoin de le prouver avec des ornements.

Il s’éclaircit la gorge.

Tremane s’inclina plus bas.

— Je compte me retirer au cours des dix années à venir. (Charliss avait parlé d’une voix calme. Un muscle de l’épaule de Tremane tressauta, trahissant son excitation et sa tension.) Il est de coutume pour un empereur de choisir son successeur au cours de la dernière décennie de son règne, afin d’assurer une bonne transition.

Tremane acquiesça avec juste ce qu’il fallait de respect. Charliss nota qu’il n’avait pas répondu par une phrase stupide du genre : « Comment pouvez-vous songer à vous retirer ? » ou « Il est bien trop tôt pour penser à cela ». Mais il n’en attendait pas moins de lui. Tremane était beaucoup trop habile.

L’empereur se renfonça dans son trône et continua :

— Vous n’êtes pas idiot, Tremane. Donc vous devez vous douter depuis longtemps que vous figurez parmi les candidats les plus sérieux…

Tremane s’inclina sans quitter des yeux le visage de Charliss.

— Je m’en doutais, bien entendu, empereur, répondit-il d’une voix neutre. Seul un imbécile ne se serait pas aperçu de votre intérêt. Mais j’ai également conscience d’être un postulant parmi tant d’autres.

Charliss eut un petit sourire d’approbation. Bien. Même si cet homme n’avait pas une once d’humilité, il était capable de la feindre de manière convaincante. Encore une qualité !

— Mon choix s’est porté sur vous. (L’empereur sourit de nouveau en voyant le front du grand duc se plisser de surprise.) Il est vrai que vous n’êtes pas un Adepte et que vous n’appartenez pas à la lignée impériale. Mais il est également vrai que onze empereurs sur dix-neuf seulement étaient des Adeptes, et que j’ai survécu à ma descendance. Si l’un de mes fils avait hérité de mon pouvoir, cela n’aurait pas été le cas, évidemment…

Il s’accorda un instant pour réfléchir à cette injustice. De tous les enfants qu’il avait eus, aucun n’avait réussi à devenir plus qu’un simple acolyte. Insuffisant pour prolonger la vie – à moins d’avoir recours à la magie du sang. Même si un empereur ou deux s’y étaient adonnés, c’était une route pavée d’embûches – comme l’avait démontré cet imbécile d’Ancar ! Un homme qui pratiquait la magie du sang découvrait souvent qu’elle était devenue le maître et lui l’esclave. L’empereur qui régnait à grands renforts de sacrifices sanglants était suspendu par un fil d’araignée au-dessus d’un abysse, et les monstres, au fond, attendaient son premier faux pas.

L’important était qu’il avait devant lui un candidat sérieux. Un homme doté d’une force et d’un caractère dignes du Trône de Fer.

De plus, Tremane allait avoir l’occasion de prouver sa valeur, montrant qu’il était le seul à posséder ces qualités.

— Votre duché est dans l’ouest, n’est-ce pas ? demanda Charliss avec une désinvolture feinte.

Si Tremane fut surpris de ce changement de sujet, il n’en laissa rien paraître. Il acquiesça.

— A la frontière orientale ? continua l’empereur. Entre l’Empire et Hardorn ?

— Un peu plus au nord par rapport à la frontière avec Hardorn, répondit Tremane. Dois-je conclure que tout cela a un rapport avec la récente conquête par l’Empire de ce pays dévasté et désorganisé ?

— Oui. (Charliss s’amusait beaucoup.) Hardorn vous offre une possibilité unique de faire vos preuves. Une chance de me montrer que vous êtes digne de la Couronne du Loup.

Tremane écarquilla les yeux et ses mains tremblèrent – juste un instant.

— Si l’empereur voulait bien expliquer à son serviteur comment il est censé s’y prendre… ? s’enquit-il, non sans diplomatie.

Charliss eut un petit sourire.

— Pour commencer, voici quelques informations supplémentaires. Juste avant la destruction du palais d’Hardorn, notre ambassadeur revint de la cour d’Ancar par un Portail. Il ne dit pas grand-chose, cependant, car il avait un couteau planté dans le cœur. Un superbe couteau de lancer, que j’ai justement ici.

Il tira l’arme d’un étui dissimulé dans sa manche et le tendit à Tremane. Celui-ci l’examina de près et sursauta en découvrant les armoiries.

— Ce sont les armes royales de Valdemar, dit-il en rendant le couteau à Charliss.

L’empereur acquiesça, content que Tremane les aie reconnues.

— En effet… Et on peut se demander comment cette lame a pu se retrouver là où elle était. (Il se permit de lever un sourcil.) Mais ce n’est pas tout. Nous avions un agent infiltré à la cour d’Ancar, pour le tuer. Un espion qui travaillait auparavant à Valdemar. Cet agent a disparu.

L’espion était une magicienne appelée Hulda – Charliss n’était jamais parvenu à retenir le reste de son nom. Il ne la pleurait pas. La bougresse était très ambitieuse et il savait qu’elle n’aurait tôt ou tard plus aucune valeur pour lui. Sa disparition pouvait avoir de nombreuses explications. Mais qu’elle ait fui ou qu’elle soit morte, le résultat serait le même.

Tremane plissa le front.

— La conclusion la plus évidente, c’est que votre agent a trahi, dit-il après mûre réflexion, et tué l’ambassadeur avec cette dague pour faire accuser les ennemis d’Ancar et nous inciter à entrer en guerre contre Valdemar. Un plan qui aurait servi ses propres ambitions en Hardorn. Pour le moment, nous n’avons aucune raison de nous en prendre à Valdemar. Inutile de précipiter les choses.

Charliss sourit, satisfait. Ce qui semblait « évident » pour Tremane l’était beaucoup moins pour ceux qui regardaient seulement à la surface des choses.

— Bien entendu, je n’ai aucune intention d’entrer en conflit avec Valdemar pour le moment, dit-il. L’ambassadeur n’avait rien d’exceptionnel. Je connais une bonne dizaine de diplomates capables de le remplacer. Quant à la femme, elle était dévorée d’ambition. Si elle utilise ses pouvoirs, même une unique fois, nous saurons où elle est et nous l’éliminerons.

« Non. Ce qui m’inquiète, c’est Valdemar. En Hardorn, la situation est instable. Nous avons conquis la moitié du pays sans effort, mais ces barbares ont décidé de refuser d’appartenir à l’Empire.

Charliss sentit une douleur sourde dans sa hanche droite et changea de position pour soulager l’articulation. Un avertissement. Le signe que ses sorts perdaient de leur efficacité. Encore deux décennies et ils ne seraient plus actifs du tout.

Tremane eut un rictus montrant qu’il avait tout compris.

Tous les deux savaient ce qu’avait voulu dire l’empereur. Les citoyens d’Hardorn entendaient reprendre leur pays et ils s’étaient organisés de manière à résister à l’envahisseur.

— De plus, Valdemar est submergé par les réfugiés d’Hardorn, et cela a commencé bien avant la mort d’Ancar. Les Valdemariens pourraient décider d’aider le peuple d’Hardorn, ce qui nous poserait un réel problème. Nous savons qu’ils se sont alliés avec ces fanatiques de Karsites, ce qui nous donne un prétexte pour les attaquer, en cas de besoin. Valdemar est un endroit très particulier…

— Il n’a jamais été facile d’y infiltrer des agents, dit Tremane avec la modestie requise.

Charliss se demanda s’il parlait d’expérience ou s’il l’avait appris en gardant à l’œil ses propres espions.

Les murmures des courtisans qui attendaient que les portes de la salle du trône s’ouvrent parvenaient à leurs oreilles. Qu’ils patientent… et qu’ils voient quel genre d’affaire avait retenu leur empereur ! Ils sauraient, sans qu’il ait besoin de faire une annonce officielle, qui était son favori. Dès cet instant, le pouvoir changerait subtilement de mains, un peu comme un rocher dévie le courant d’un ruisseau.

— C’est vrai, répondit Charliss. Hulda était déjà mon agent quand elle travaillait à Valdemar. J’ai hésité à l’employer de nouveau, malgré ses capacités, jusqu’à ce que je comprenne à quel point il est difficile de travailler dans ce royaume. Ses progrès là-bas étaient négligeables ! Très insatisfaisants… A la cour, elle ne réussit jamais à monter au-delà du rang de servante. Et pourtant, elle avait plus d’une identité et plus d’un employeur.

Tremane se raidit imperceptiblement. Charliss savait pourquoi : le duc ne travaillait jamais volontairement avec quelqu’un qui servait d’autres maîtres que lui.

— Pourquoi lui avoir fait confiance en Hardorn, alors ? demanda Tremane d’un ton neutre.

— Je ne lui ai jamais fait confiance, corrigea Charliss, d’une voix où perçait une froide désapprobation. Je ne me fie à aucun agent, surtout pas s’ils sont aussi ambitieux qu’elle. Mais je me suis assuré, cette fois, qu’elle avait un seul employeur, et que ses plans étaient compatibles avec les miens. Et quand j’ai commencé à sentir qu’elle se libérait de sa longe, j’ai envoyé un ambassadeur à la cour d’Ancar lui rappeler qui était son maître. Et l’éliminer si elle décidait d’ignorer l’avertissement. Voilà pourquoi j’ai choisi un mage, un Adepte de son niveau, mais dépourvu de ses vices.

— Je vous demande pardon, fit Tremane en s’inclinant. J’aurais dû savoir. Mais… au sujet de Valdemar ?

Charliss se radoucit un peu.

— Comme je l’ai dit, Valdemar est un endroit étrange. Jusqu’à maintenant, ces gens n’utilisaient rien qui ressemble à la vraie magie. Tout ce qu’ils contrôlaient, c’était celle de l’esprit. D’après mes agents, une barrière interdisait de pratiquer la magie à l’intérieur des frontières du royaume, et ce, depuis des siècles.

— Mais alors comment Hulda…, commença Tremane. (Puis il sourit.) Bien sûr. Elle n’utilisait pas ses pouvoirs. Une tactique difficile pour un mage. L’usage de la magie devient vite une habitude très difficile à perdre.

Charliss cligna les yeux de satisfaction. Tremane n’était pas idiot. Il voyait aussitôt la solution, et les difficultés de son exécution.

— Précisément. Voilà pourquoi j’ai continué à l’employer. Cette femme pouvait se montrer très disciplinée.

« Quant à Valdemar… Même si ses habitants ont commencé à pratiquer la magie telle que nous la connaissons, cela reste un royaume étrange. Tous les mages qu’ils ont accueillis viennent de pays dont mes agents n’ont jamais entendu parler ! Mais c’est du passé. Il faut affronter la situation présente. Et c’est là, grand duc Tremane, que vous intervenez.

Tremane attendit, comme un bon serviteur, que son maître continue. Mais ses yeux se plissèrent et Charliss comprit qu’il réfléchissait intensément. Dans son dos, un courant d’air agita les tapisseries mais les flammes des chandelles piquées dans les candélabres, protégées par des abat-jour en verre, ne frémirent même pas.

— Votre duché et Hardorn étant frontaliers, vous devez être familiarisé avec cette région, reprit Charliss d’un ton qui excluait toute contradiction. La situation, en Hardorn, est de plus en plus instable. Je nomme donc un nouveau commandant. Une personne qui a des raisons très sérieuses de régler cette affaire le mieux et le plus vite possible.

Charliss croisa les jambes et se pencha en avant, ignorant sa hanche douloureuse.

— Je vous offre l’occasion de prouver, à moi, à vos rivaux et à vos sujets potentiels, que vous êtes digne de la Couronne du Loup. Je compte vous mettre à la tête des Forces Impériales en Hardorn. Vous répondrez de vos actes exclusivement devant moi. Prouvez que vous êtes digne de ma confiance en apportant une heureuse conclusion à cette affaire.

Les mains de Tremane tremblaient, et Charliss nota qu’il avait un peu pâli. Combien de temps faudrait-il pour que tous connaissent sa nouvelle position ? Probablement moins d’une heure.

— Et Valdemar, empereur ? demanda Tremane d’une voix calme.

— Et Valdemar ? répéta Charliss. Eh bien, je n’attends pas que vous conquériez également ce pays. Il suffira que vous attiriez Hardorn sous notre bannière. Mais si vous parveniez à infiltrer un agent à Valdemar, tant mieux. Et si vous continuiez vos conquêtes, de l’autre côté de la frontière, ce serait encore mieux.

« Cela dit, je tenais à vous prévenir au sujet de Valdemar. C’est un royaume étrange et je ne puis prédire comment il réagira. Mais Valdemar peut attendre ! Hardorn est notre unique souci. Nous devons conquérir ce pays, maintenant que nous avons commencé. Sinon nos provinces verront que nous avons échoué et elles pourraient tenir ça pour un aveu de faiblesse.

— Et si je réussis à amener Hardorn dans l’Empire ? insista Tremane.

— Alors, vous deviendrez mon successeur officiel et je commencerai à vous former. Au bout de dix ans, je me retirerai, vous laissant le Trône, la Couronne et l’Empire.

Le regard de Tremane s’éclaira et ses lèvres dessinèrent un sourire.

— Si j’échoue, je présume que je devrais me contenter de mon duché.

Charliss examina ses mains manucurées et plongea son regard dans les yeux de topaze du loup de sa chevalière, identiques à ceux du chef de meute de la couronne. Le loup lui renvoya calmement son regard. Comme cela lui arrivait souvent, Charliss crut y voir briller une étincelle de vie. De faim et d’avidité, aussi. Pas de celles d’une bête affamée, mais prospère et puissante…

— Il ne manque pas de candidats valables pour le Trône, répondit-il en tournant l’anneau pour mieux voir les yeux jaunes et brûlants. Si vous surviviez à un échec, je vous conseillerais de vous retirer directement dans votre duché. Le candidat suivant sur ma liste est le baron Melles.

Melles était ce qu’on appelait un « baron de cour ». Un titre, mais pas de terres… Et il n’en avait pas besoin. C’était un Adepte, et sa magie lui avait rapporté plus de richesses que la plupart des nobles en possédaient. Ses coffres regorgeaient de trésors, mais il en voulait toujours plus.

Il appartenait à la faction politique opposée à celle de Tremane. La lignée du duc possédait des terres depuis des générations. Melles était le fils d’un marchand. Bizarrement, c’était un des rares ennemis de Tremane et un des seuls candidats à la succession qui n’ait jamais sous-estimé le grand duc. Il existait entre ces deux hommes une animosité personnelle que Charliss ne parvenait pas à comprendre. Parfois, il se demandait si ces deux-là n’avaient pas une querelle sans rapport avec leurs positions respectives.

Melles serait très content de voir échouer Tremane et de devenir le successeur de Charliss. Donc, si le duc devait survivre à son échec, il ne ferait pas de vieux os. Sa mort suivrait de près le couronnement, voire la nomination de son rival. Melles était le candidat le plus impitoyable. Charliss et Tremane savaient qu’il pouvait tuer par magie et faire passer cela pour un accident.

Il était en outre suffisamment intelligent pour ne pas commettre ce genre de faute, conscient que ses rivaux se protégeraient contre ce type d’attaque. Melles était assez riche pour se payer les services d’un tueur discret, ce qu’il ferait sans doute. Il était trop rusé pour ne pas consolider sa position en éliminant assez de rivaux pour s’assurer que les autres se tiendraient tranquilles.

Après tout, c’était une des réalités de la vie dans l’Empire. Lutter. Survivre. Se protéger des assassins. Et le premier à mourir serait Tremane… si Melles devenait l’héritier du Trône.

Charliss le savait. Et Tremane aussi. Un élément qui rendait la situation d’autant plus piquante.

Le plus drôle, si Tremane réussissait, c’était qu’il ne ferait pas éliminer Melles. Ni aucun autre candidat potentiel. Il essaierait plutôt de les gagner à sa cause, ou trouverait un moyen de les neutraliser en leur donnant un autre problème sur lequel se casser les dents.

Charliss avait utilisé les deux méthodes par le passé. En règle générale, il préférait la subtilité à l’élimination. Mais des empereurs tout à fait capables avaient régné à la pointe de leur dague. A temps difficiles, solutions difficiles. Et l’époque qu’il vivait était dure…

Cette situation offrait à Charliss un faible écho de l’excitation qu’il avait connue au début de son règne, quand il avait compris qu’il détenait le pouvoir de vie et de mort sur ses sujets, et qu’il pouvait les manipuler aussi facilement qu’un marionnettiste joue avec ses pantins. Il jugeait amusant d’offrir à Tremane une épée… dont la pointe était empoisonnée. Et encore plus drôle de savoir que Melles devinerait que c’était une épreuve, et qu’il garderait un œil sur son rival avec l’espoir de le voir tomber. Peut-être même enverrait-il quelques-uns de ses hommes pour hâter sa chute et consolider sa propre position à la cour.

Le temps des manœuvres habiles et des profondes réflexions commençait. Charliss allait beaucoup s’amuser.

Il étudia le visage de Tremane et le regarda s’assombrir. Le grand duc parvenait à la même conclusion et il n’y avait aucun risque qu’il décline son offre. D’abord, Tremane était un excellent commandant. Et s’il refusait, cela équivaudrait à s’avouer vaincu. Cela ferait de Melles l’héritier de l’empereur… et mettrait sa vie en danger.

Il fallut peu de temps à Tremane pour analyser les faits et en tirer la même conclusion que Charliss. Il s’inclina vivement.

— Je ne puis dire à mon empereur à quel point je suis flatté de sa confiance. J’espère m’en montrer digne.

Charliss se contenta de hocher la tête.

— Et je n’ai de compte à rendre qu’à vous, empereur ? A aucun chef militaire ? A aucun civil ?

— N’est-ce pas ce que j’ai dit ? (Charliss agita une main.) Je suis sûr que vous n’avez pas de temps à perdre, grand duc Tremane. Faire vos bagages et organiser votre expédition devraient vous occuper le reste de la journée. Je vous enverrai un mage pour vous transférer sur le front hardornien dès que vous aurez rompu le jeûne, demain…

— Messire…

Cette fois, Tremane se fendit d’une profonde révérence. Il s’était fait congédier – implicitement – et il le savait.

Charliss fut content de son comportement, considérant le peu de temps qu’il lui avait laissé pour s’habituer à l’idée de son départ et l’organiser. Il n’avait émis aucune objection et aucune plainte.

Tremane se releva et sorti à reculons, les yeux baissés, comme il était approprié. Charliss ne trouva rien à redire sur sa posture, ni sur les signaux que lui envoyait son corps. Il était parfait.

Les grandes portes s’ouvrirent et se refermèrent sur Tremane. De nouveau seul dans la salle du Trône, l’empereur Charliss, maître du plus grand pays au monde, se pencha sur le côté et éclata de rire.

La représentation la plus réjouissante de son règne ! Et elle venait à la fin, alors qu’il pensait s’être lassé de regarder ses courtisans se disputer les restes qu’il leur jetait.

Mais là, c’était un morceau de choix et les disputes n’en seraient que plus amusantes.

Charliss jubilait.

Une partie avec un enjeu pareil était si rare !

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